La Double Inconstance, Marivaux - Extrait

Modifié par Delphinelivet

Dans  La Double Inconstance  (1723) de Marivaux, Silvia et Arlequin, deux jeunes villageois, sont amoureux l'un de l'autre depuis l'enfance : ils se sont fait le serment de s'aimer toujours. Mais le Prince est, lui aussi, amoureux de Silvia qu'il décide d'enlever pour l'épouser. Face au refus de Silvia, Flaminia, la confidente du Prince, met tout en œuvre pour « détruire » l'amour que Silvia éprouve pour Arlequin. Flaminia, après l'échec de sa sœur, Lisette, tente de séduire à son tour  Arlequin et s'arrange pour gagner la confiance des deux amants. Silvia est courtisée par le Prince déguisé en simple officier du palais. 

Acte II, scène 12

SILVIA, LE PRINCE.

SILVIA.

Vous venez ; vous allez encore me dire que vous m’aimez, pour me mettre davantage en peine.

LE PRINCE.

Je venais voir si la dame qui vous a fait insulte s’était bien acquittée de son devoir. Quant à moi, belle Silvia, quand mon amour vous fatiguera, quand je vous déplairai moi-même, vous n’avez qu’à m’ordonner de me taire et de me retirer ; je me tairai, j’irai où vous voudrez, et je souffrirai sans me plaindre, résolu de vous obéir en tout.

SILVIA.

Ne voilà-t-il pas ? Ne l’ai-je pas bien dit ? Comment voulez-vous que je vous renvoie ? Vous vous tairez, s’il me plaît ; vous vous en irez, s’il me plaît ; vous n’oserez pas vous plaindre, vous m’obéirez en tout. C’est bien là le moyen de faire que je vous commande quelque chose !

LE PRINCE.

Mais que puis-je mieux que de vous rendre maîtresse de mon sort ?

SILVIA.

Qu’est-ce que cela avance ? Vous rendrai-je malheureux ? en aurai-je le courage ? Si je vous dis : « Allez-vous-en », vous croirez que je vous hais ; si je vous dis de vous taire, vous croirez que je ne me soucie pas de vous ; et toutes ces croyances-là ne seront pas vraies ; elles vous affligeront ; en serai-je plus à mon aise après ? 

LE PRINCE.

Que voulez-vous donc que je devienne, belle Silvia ?

SILVIA.

Oh ! ce que je veux ! j’attends qu’on me le dise ; j’en suis encore plus ignorante que vous. Voilà Arlequin qui m’aime ; voilà le prince qui demande mon cœur ; voilà vous qui mériteriez de l’avoir ; voilà des femmes qui m’injurient, et que je voudrais punir ; voilà que j’aurai un affront, si je n’épouse pas le Prince. Arlequin m’inquiète ; vous me donnez du souci, vous m’aimez trop ; je voudrais ne vous avoir jamais connu, et je suis bien malheureuse d’avoir tout ce tracas-là dans la tête.

LE PRINCE.

Vos discours me pénètrent, Silvia. Vous êtes trop touchée de ma douleur ; ma tendresse, toute grande qu’elle est, ne vaut pas le chagrin que vous avez de ne pouvoir m’aimer.

SILVIA.

Je pourrais bien vous aimer ; cela ne serait pas difficile, si je voulais.

LE PRINCE.

Souffrez donc que je m’afflige, et ne m’empêchez pas de vous regretter toujours.

SILVIA.

Je vous en avertis, je ne saurais supporter de vous voir si tendre ; il me semble que vous le fassiez exprès. Y a-t-il de la raison à cela ? Pardi ! j’aurai moins de mal à vous aimer tout à fait qu’à être comme je suis. Pour moi, je laisserai tout là ; voilà ce que vous gagnerez. 

LE PRINCE.

Je ne veux donc plus vous être à charge ; vous souhaitez que je vous quitte ; je ne dois pas résister aux volontés d’une personne si chère. Adieu, Silvia.

SILVIA.

Adieu, Silvia ! Je vous querellerais volontiers ; où allez-vous ? Restez-là, c’est ma volonté ; je la sais mieux que vous, peut-être.

LE PRINCE.

J’ai cru vous obliger.

SILVIA.

Quel train que tout cela ! Que faire d’Arlequin ? Encore si c’était vous qui fussiez le prince !

LE PRINCE.

Et quand je le serais ?

SILVIA.

Cela serait différent, parce que je dirais à Arlequin que vous prétendriez être le maître ; ce serait mon excuse ; mais il n’y a que pour vous que je voudrais prendre cette excuse-là.

LE PRINCE, à part.

Qu’elle est aimable ! il est temps de dire qui je suis.

SILVIA.

Qu’avez-vous ? est-ce que je vous fâche ? Ce n’est pas à cause de la principauté que je voudrais que vous fussiez prince, c’est seulement à cause de vous tout seul ; et si vous l’étiez, Arlequin ne saurait pas que je vous prendrais par amour ; voilà ma raison. Mais non, après tout, il vaut mieux que vous ne soyez pas le maître ; cela me tenterait trop. Et quand vous le seriez, tenez, je ne pourrais me résoudre à être une infidèle ; voilà qui est fini. 

LE PRINCE, à part.

Différons encore de l’instruire. (Haut.) Silvia, conservez-moi seulement les bontés que vous avez pour moi. Le prince vous a fait préparer un spectacle ; permettez que je vous y accompagne et que je profite de toutes les occasions d’être avec vous. Après fête, vous verrez le prince ; et je suis chargé de vous dire que vous serez libre de vous retirer, si votre cœur ne vous dit rien pour lui.

SILVIA.

Oh ! il ne me dira pas un mot ; c’est tout comme si j’étais partie ; mais quand je serai chez nous, vous y viendrez ; eh ! que sait-on ce qui peut arriver ? peut-être que vous m’aurez. Allons-nous-en toujours, de peur qu’Arlequin ne vienne.

Marivaux, La Double Inconstance, Acte II, scène 12, 1723

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